3 août 2011

Texte de la table ronde


Trois hommes dans un salon : 
  Brassens, Brel, Ferré
   
           
  Le 6 janvier 1969 à Paris, eût lieu une rencontre à jamais unique entre les  trois artistes.




 - Georges Brassens, Jacques Brel, Léo Ferré, êtes vous conscients du fait que vous êtes les trois plus grands auteurs-compositeurs-interprètes de la chanson française, depuis des années et avec le même succès ? 

      FERRÉ : Moi, je suis conscient d’être d’abord avec mes deux confrères, qui 
      ont un immense talent c’est vrai, mais d’abord avec deux copains. Et ça, 
      il y a longtemps que je le désirais. Aujourd’hui, les gens n’arrêtent pas 
      de dire : " Qu’est ce que c’est la chanson pour vous, qu’est ce que c’est 
      la bretelle ?", ça, on s’en fout. L’important, je crois, c’est un peu 
      d’amour qu’on peut distribuer ou recevoir, comme ca, autour d’un micro, 
      par exemple. Maintenant, que nous fassions des chansons depuis vingt ans, 
      qu’on y ait beaucoup travaillé, qu’on ait, comme on dit chez moi, 
      longtemps " zugumé" sur le métier, et qu’aujourd’hui on puisse chanter 
      tranquillement dans une salle sans savoir ni les flics ni les gens qui 
      viennent siffler, ce n’est que justice, finalement. On fait ce qu’on peut 
      , on dit ce qu’on a envie de dire et il n’y a pas besoin de casser des 
      vitres pour ça. 

- Vous êtes tous les trois dans la célèbre collection " Poètes  d’aujourd’hui" … 

      BRASSENS : On n’est pas les seuls. Et pis ça ne veut pas dire grand-chose, 
      cette façon de compartimenter… 

- Vous ne vous prenez pas pour un poète, alors ? 

      BRASSENS : Pas tellement, je ne sais pas si je suis poète, il est possible 
      que je le sois un petit peu, mais peu m’importe. Je mélange des paroles et 
      da la musique, et puis je les chante. 

 - Je crois que Jacques Brel aussi se défend d’être un poète ? 

      BREL : Je suis " chansonnier", c’est le vrai mot ! Je suis un petit 
      artisan de la chanson. 

      FERRÉ : Les gens qui se disent poètes, ce sont des gens qui ne le sont pas 
      tellement, au fond. Les gens qui sont honorés qu’on les qualifie de 
      poètes, ce sont des poètes du dimanche qui ont des plaquettes éditées à 
      compte d’auteur… Cela dit, si on me dit que je suis poète, je veux bien. 
      Mais c’est comme si on me disait que je suis un cordonnier qui fait de 
      belles chaussures. Je rejoins le point de vue de Brel. 

- La chanson est-elle un art, selon vous ? Un art majeur ou un art mineur ? 

      FERRÉ : Brassens a dit une chose vraie, " je mélange des paroles et de la 
      musique ". Voilà ce que je fais. 

      BRASSENS : Eh oui, c’est tout a fait différent de ce qu’on appelle 
      couramment la poésie, qui est faite pour être lue ou dite. La chanson 
      c’est très différent. Même si des types comme Ferré ont réussi à mettre 
      des poètes en musique, comme Baudelaire, il est difficile d’utiliser la 
      chanson comme les poètes qui nous ont précédés utilisaient le verbe. Quand 
      on écrit pour l’oreille, on est quand même obligé d’employer un 
      vocabulaire un peu différent, des mots qui accrochent l’oreille plus vite… 
      Bien qu’on l’aie aussi avec le disque, le lecteur a plus facilement la 
      possibilité de revenir en arrière… 

      BREL : Oui, mais le disque est un sous produit de la chanson, il ne faut 
      pas se leurrer… La chanson a été faite pour être chantée, pas en fonction 
      d’un disque à diffuser. 

      FERRÉ: Moi je suis exactement de son avis. C’est comme si vous faisiez de 
      bons chocolats, des chocolats extraordinaires, hors commerce et que vous 
      les gardiez chez vous. Mais à partir du moment où vous les mettez dans un 
      paquet, où vous les mettez dans le commerce, ça ne vous intéresse plus. 
      Moi, si je fais de bons chocolats et que les autres les mangent, je m’en 
      fous… Le paquet c’est le disque, et le disque c’est un peu la mort de la 
      musique. 

      BRASSENS : Autrefois on chantait. Quand un type faisait une chanson, les 
      gens se la passaient, se l’apprenaient et se la chantaient. Ils 
      participaient, ils avaient des cahiers de chansons… Aujourd’hui, le public 
      est devenu plus passif. 

      FERRÉ : Il y a des gens qui reçoivent d’abord la musique, d’autres qui 
      reçoivent d’abord les paroles. Les gens les plus intelligents reçoivent 
      d’abord les paroles. Les gens les plus sensibles – et peut être les moins 
      intelligents, ce qui est possible aussi – reçoivent d’abord la musique. Ce 
      qui fait que j’ai pu faire connaître Baudelaire à des gens qui ne savaient 
      pas qui était Baudelaire. 

      BREL : Autrefois, quand un type écrivait une chanson les gens la 
      reproduisaient – comme disait Georges –, alors qu’aujourd’hui c’est nous 
      qui nous reproduisons. Ca faisait chaîne, avant … je veux dire avant le 
      microsillon. En fait, le plus grand inventeur de la chanson, c’est cet 
      ingénieur anglais qui a trouvé le principe du microsillon, pendant la 
      guerre. Ca part dans des couveuses… et maintenant, j’ai l’impression que 
      je ponds des œufs, moi. 

      FERRÉ : C’est ça. Vous disiez tout à l’heure qu’on était des poètes ou 
      artisans, tout ça… non, vous savez ce qu’on est tous les trois ? 

      BRASSENS : De pauvres connards devant des micros ! 

      FERRÉ : Non… on est des chanteurs. Parce que si on n’avait pas de voix, on 
      ne pourrait pas se produire. Parce que si n’avais pas de voix, toi 
      Georges, ou toi jacques, tu n’écrirais pas et moi non plus. 

      BRASSENS : Tu es bien gentil de me dire ça. Parce que moi, de ce côté là, 
      c’est pas terrible, hein ! 

      FERRÉ: Si, tu as de la voix. Tu chantes. Et lui aussi. S’il n’avait pas 
      voix, qui chanterait les chansons de Brel ? Tout ce qu’il a fait, il ne 
      l’aurait pas écrit. Il a écrit ses chansons parce qu’il les a " publiées " 
      avec sa voix. Et moi aussi… 

      BRASSENS : Oui, il aurait sûrement écrit d’autres choses… 

      BREL : Ce qui revient à dire qu’on est peut être chanteur… justement parce 
      qu’on a de la voix. 






- Avez-vous jamais fait autre chose que d’écrire, de composer ou de chanter, et cela vous a-t-il servi dans votre métier de chanteur ? 


      FERRÉ : Parallèlement on ne peut pas faire autre chose. Maintenant ce
      qu’on a fait avant, on a tous été à l’école, fait des études, des petits
      boulots, etc.

      BRASSENS : On a vécu, quoi. Mais, en fait, on a toujours fait des
      chansons.

      FERRÉ : On a dû gagner notre vie, parfois. Quand Brel est arrivé à Paris
      avec sa guitare, je ne sais pas ce qu’il faisait pour gagner sa vie, mais
      ça ne devait pas être marrant. Il n’a pas envie d’en parler, je suppose…

      BREL : Oh, ça m’est égal, je ne faisais rien du tout ! [rire] 

      FERRÉ : C’est mieux, d’ailleurs… c’est beaucoup mieux comme ça ! [rire]

      BRASSENS : Tu n’étais pas le seul d’ailleurs. Moi, je n’ai jamais rien
      fait que ça…


- Vous avez tous les trois, plus ou moins fait du cinéma. Pensez-vous qu’il y ait des liens entre le comédien et le chanteur ? 

      FERRÉ : Moi, je n’ai jamais joué la comédie. J’aimerais bien le faire mais
      je crois que je ne saurais pas. J’aimerais comme on aimerait faire une
      chose qu’on ne sait pas faire.

      BRASSENS : Je ne sais pas non plus faire cela, très sincèrement… Je ne
      sais pas.

      BREL : J’ai fait deux films. Pas pour le cinéma, du cinématographe des
      frères lumières, mais parce que les deux fois il y avait une idée de
      liberté… Et je suis très attaché à mes petites idées de liberté ! La
      première fois, c’était Les risques du métier, l’autre fois, La bande à
      Bonnot. C’est l’idée qui m’a séduit. Et je crois que, si on peut donner un
      coup de main à une idée, il faut le faire.


- Le cinéma, c’est avant tout un travail d’équipe… Cela vous a-t-il vraiment changé du travail solitaire du chanteur ? 

      BREL : Non… Pour la comédie musicale, on peut beaucoup plus parler de
      travail d’équipe.

      BRASSENS : Je ne crois pas que ce soit le travail d’équipe, ou quoi que ce
      soit d’autre, qui apporte ou n’apporte pas quelque chose de plus… Un type
      aime jouer la comédie ou il n’aime pas. Moi, je n’aime pas ça, mais je
      n’ai rien contre le travail d’équipe. Le film que j’ai fait, Porte des
      Lilas, je l’ai fait avec des copains comme Brasseur, Bussières, ça
      marchait très bien. Ils ne me gênaient pas. Je ne les gênais pas. Ce que
      je n’aime pas, c’est le côté technique, mécanique ; pas plus que ce micro
      que vous nous avez foutu sous le nez !

      FERRÉ : Quand nous chantons, que nous sommes seuls devant les projecteurs,
      avec juste le costume, la guitare ou le piano, nous savons ce qu’est la
      solitude d’un chanteur. On s’en arrange avec ce qu’on appelle " du
      métier", mais ce n’est pas toujours facile. Ce que je me demande, c’est
      si, pour Brel, la solitude au théâtre est la même qu’au tour de chant ?

      BREL : Oui c’est la même solitude.

      FERRÉ : Tu veux dire quand tu tiens ton rôle, au milieu des autres, tu es
      aussi seul que quand tu chantes dans une salle pendant deux heures ? Ca,
      c’est nouveau pour moi… je ne me rends pas compte.

      BRASSENS : Mais si… Parce que si ça n’est pas bon, on dira que c’est lui
      qui n’est pas bien. Il faut quand même qu’il pousse son cri…

      FERRÉ : Il est déjà dans sa carapace au moment où il entre en scène…

      BREL : Pour L’Homme de la Mancha, c’est un peu différent parce que c’est
      moi qui ai provoqué cette folie. Donc je reste un peu seul avec ma folie.


- Les autres ne la partagent pas ?

      BREL : Si, ils la partagent ! Mais il est vraisemblable qu’ils ne
      considèrent pas tous cela comme une folie. Enfin moi, dans l’instant où je
      joue, je suis aussi seul que dans le tour de chant.

      BRASSENS : Ne t’inquiètes pas. De toute façon, tu es toujours seul
      partout, tout le temps. Et tu n’es pas le seul d’ailleurs !

      BREL : Mais bien sûr ! Le type qui me dit qu’il n’est pas seul dans la
      vie, c’est qu’il est plus Belge que moi !





- Quoi que fassiez, vous êtes toujours seuls ? Est-ce à dire que, pour faire de grandes et belles choses il faut être seul et malheureux ? 

      FERRÉ : Ah oui ! Les seules choses valables se font dans la tristesse et 
      la solitude. Je crois que l’art est une excroissance de la solitude. Les 
      artistes sont seuls… 

      BREL : L’artiste c’est un brave homme totalement inadapté qui n’arrive 
      qu’à dire publiquement ce qu’un type normal dit à sa bobonne le soir. 

      FERRÉ : Plutôt ce qu’un type normal pourrait dire à sa femme le soir. 

      BRASSENS : Quelquefois, il le dit mieux, quand même ! [rires] 

      BREL : Oui, mais l’artiste, c’est un timide, c’est un type qui n’ose pas 
      aborder les choses " de face " comme on dit, et qui n’arrive qu’à dire 
      publiquement ce qu’il devrait dire d’une manière courante dans la vie… Il 
      est un peu orgueilleux aussi. C’est finalement très clinique, très 
      médical, l’artiste. Cela dit, le pire c’est l’artiste qui n’est pas 
      artiste, le timide qui ne pond pas son œuf. Alors là c’est effroyable, 
      parce qu’on tombe carrément dans le cas clinique. 

 - Ce n’est plus un artiste, alors ? 

      BREL : Au sens propre, non. 

      FERRÉ : Il n’y a qu’un mot pour cela, c’est " amateur". 

- Peut-on dire que, dans ce métier, vous avez toujours fait ce que vous vouliez faire ? 

      FERRÉ : Sûrement pas. Si je faisais ce métier comme je le voulais, je 
      viderais les salles. Et encore, je ne me gêne pas, vous le savez… Alors je 
      fais aussi des concessions. 

      BRASSENS : Tu entends par là que tu ne dis pas exactement tout ce que tu 
      veux, comme tu veux ? Oui, bien sûr, mais, enfin tuas tout de même la 
      possibilité de chanter quand tu veux et à peu près ce que tu veux, en le 
      criant un petit peu… 

      FERRÉ : Ah oui, mais pourquoi ? Parce que maintenant nous sommes des 
      hommes publics. Mais quand j’ai débuté, je me faisais foutre à la porte 
      des maisons d’édition. Je leur crachais à la figure, bien entendu, mais 
      tout de suite j’étais fichu à la porte… 

      BREL : Moi, je n’ai pas ce sentiment-là. J’ai le sentiment de faire 
      relativement ce que j’ai envie. Depuis toujours… Je ne dis pas que j’ai 
      été heureux tout le temps, ça n’a rien à voir, et je ne l’ai pas été, mais 
      en gros, j’ai toujours fait à peu près comme j’ai voulu. 

      BRASSENS : Nous sommes quand même parmi ceux qui peuvent faire à peu près 
      ce qu’ils veulent… Bien sûr, on ne va pas aller en scène menacer le public 
      ou lui tirer dessus à la mitraillette. On fait ce qu’on veut, en restant 
      dans certaines limites, avec un peu de civilité… 

      FERRÉ : Moi j’ai un problème qui est le même depuis des années : chaque 
      fois que je fais des chansons, c’est parce que j’en ai besoin pour mon 
      tour de chant, alors je les fais vite et puis après je suis paresseux, 
      j’attends… Et chaque fois je me dis : est-ce que je vais savoir encore en 
      faire ? Et ça, je ne sais si c’est pareil pour vous ? 

      BREL : Mais oui… bien sûr ! Chaque fois qu’on en fait une, on se dit : 
      celle-ci c’est la dernière. C’est normal. 

      BRASSENS : Moi, chaque fois que je m’y remets, je ne sais plus les faire 
      non plus… 

      BREL : Et moi, je ne sais plus vraiment les faire… J’ai oublié comment on 
      faisait ! 

      BRASSENS : Oui, mais ça revient très vite. 

- Et si vous deviez ne plus chanter, si vous étiez obligés de choisir un autre métier ? 

      BRASSENS : Ah ! Vous savez… On choisirait la retraite ! A l’âge que j’ai, 
      moi, c’est le seul métier que je serais capable de choisir. [rires] 

- Qu’avez-vous fait de votre premier cachet ? 

      FERRÉ : On l’a bouffé, je crois… 

- Au début, peut-être. Mais ensuite, avec le succès et l’argent que vous avez gagné grâce à lui, n’avez-vous pas eu l’impression que vos rapports avec les gens s’étaient modifiés ? 

      FERRÉ : L’argent, ça donne l’indépendance absolue. C’est important, ça 
      coûte cher l’indépendance. Maintenant, le trop d’argent, je crois que tous 
      les trois on s’en fout. Je ne sais pas ce qu’est un bas de laine… 

      BRASSENS : C’est très emmerdant, cette histoire d’argent. Parce que 
      beaucoup de types se lancent dans la chanson uniquement pour ça. Nous, on 
      était très content de gagner notre vie avec nos petites chansons, mais on 
      n’a pas fait ça dans cette intention, on l’a fait parce que ça nous 
      plaisait. Ça ne nous rapporterait rien qu’on le ferait quand même ! On ne 
      vendrait pas des sardines à l’huile – je ne sais pas si ça rapporte 
      d’ailleurs – si ça rapportait plus que de faire des chansons. Si on était 
      payé comme un fonctionnaire pour faire ce que l’on fait, on continuerait 
      quand même. Parce qu’on aime ça. Et depuis quelques années, justement, on 
      n’entend parler que de cachets mirifiques. Il y a des tas de types qui se 
      lancent dans cette aventure et qui s’y cassent les dents. 

      BREL : Parce qu’ils en font une aventure financière. 





- Avez-vous la hantise de devenir de vieux chanteurs, de vieillir avec vos chansons ? 

      BRASSENS : En ce qui me concerne, moi et Ferré – l’autre, là, il est plus 
      jeune que nous –, on approche tranquillement de la cinquantaine. Pour un 
      jeune type ou pour vous, on est des vieux, c’est vrai, il faut dire les 
      choses telles qu’elles sont… mais, ne vous inquiétez pas, on ne s’en 
      aperçoit pas tellement ! [rires] Toute fin est pénible. Tout ce qui finit 
      est triste. C’est rare que les choses finissent bien… C’est toujours 
      triste de vieillir, de ne plus faire ce qu’on aimait ou ce qu’on savait 
      faire. Et de prendre sa retraite, bien sûr c’est triste… 

- Et l’angoisse de la mort ? Vous la ressentez ? 

      BRASSENS : Non… en acceptant de vivre, j’ai accepté de mourir aussi. 
      Alors… 

      FERRÉ : Ceux qui écrivent, comme nous, sont naturellement obsédés par la 
      mort. On y pense tous les jours… 

      BRASSENS : C’est un de nos sujets favoris, forcément. Il n’y a pas 
      trente-six sujets, vous savez ; quand on écrit on est obligé de rencontrer 
      la mort. 

      FERRÉ : Mais ça n’est pas forcément triste. La chanson de Georges sur son 
      enterrement n’est pas triste… 

      BRASSENS : A ce sujet, Léo, je te signale que je m’en fous d’être enterré 
      sur la plage de Sète ! Ca m’est complètement égal… J’ai fait ça pour 
      m’amuser, quoi. Pour aller au bain de mer. [rires] 

- Avez-vous le sentiment d’être devenu des adultes ? 

      BRASSENS : Aïe, aïe, aïe ! 

      BREL : Moi non. 

      FERRÉ : Moi non plus. 

      BRASSENS : On est tous un peu demeurés ! Pour devenir adulte, il faut déjà 
      faire son service militaire, se marier, avoir des enfants. Il faut 
      embrasser une carrière, il faut la suivre, monter en grade. C’est comme ça 
      qu’on devient adulte… Nous autres, nous avons un peu une vie en marge de 
      la vie normale, en dehors du réel. On ne peut pas devenir adultes. 

- Peut-être parce que vous n’avez pas voulu vous adapter au système traditionnel ? 

      BREL : Ou qu’on n’a pas pu ! 

      BRASSENS : Parce que c’était notre caractère de ne pas nous y adapter ; 
      voilà tout. On ne l’a pas fait exprès. Il n’y a pas de vantardise à dire 
      qu’on est solitaire. On est comme ça. 

      FERRÉ : Ca rejoint l’enfant-poète. Quant Brel chante sans rire, et qu’il y 
      croit, quand il dit cette chose merveilleuse, " j’allumerai ma guitare, on 
      se croira espagnol", il n’y a qu’un gosse qui puisse dire ça ! 

      BREL : Bien sûr. C’est une question de tempérament finalement… Le tout, 
      c’est de savoir ce qu’on fait devant un mur : est-ce qu’on passe à côté, 
      est-ce qu’on saute par-dessus, ou est-ce qu’on le défonce ? 

      BRASSENS : Moi, je réfléchis ! 

      BREL : Moi je le défonce ! Enfin, j’ai envie de prendre une pioche… 

      FERRÉ : Moi je le contourne ! 

      BREL : Oui, mais le point commun, c’est que tous les mois, instantanément, 
      on a envie d’aller de l’autre côté du mur qui se dresse. Il n’y a que ça 
      d’important, et c’est ce qui prouve que nous ne sommes pas des adultes. Un 
      type normal, qu’est-ce qu’il fait ? Il construit un autre mur devant, il 
      met un toit dessus et il s’installe. C’est ce qui s’appelle bâtir ! [rires] 

- Vous avez tous, à un moment ou à un autre de votre existence, ou même encore maintenant, flirté avec les mouvements anarchistes ou libertaires. Pour Brassens ce fût une époque, pour Brel un surnom, et pour Ferré c’est encore une cause militante, un prétexte à des récitals presque insurrectionnels… 

      FERRÉ : Non ! Je ne suis pas, je ne peux pas être un militant. Je ne peux 
      pas militer pour quelque idée que ce soit car je ne serais pas libre. Et 
      je crois que Brassens et Brel sont comme moi, parce que l’anarchie est 
      d’abord la négation de toute autorité, d’où qu’elle vienne. L’anarchie a 
      d’abord fait peur aux gens, à la fin du XIXe siècle, parce qu’il y avait 
      des bombes. Après ça les a fait rigoler. Ensuite, le mot anarchie a pris 
      comme un goût mauvais dans la bouche des gens. Et puis, depuis quelques 
      mois, singulièrement depuis mai, les choses se sont remises en place. Je 
      vous assure que quand vous prononcez le mot anarchie, ou anarchistes, même 
      en scène, les gens ne rigolent plus, ils sont d’accord, et ils veulent 
      savoir ce que c’est. 

      BRASSENS : C’est difficile à expliquer, l’anarchie… Les anarchistes 
      eux-mêmes ont du mal à l’expliquer. Quand j’étais au mouvement anarchiste 
      – j’y suis resté deux ou trois ans, je faisais Le Libertaire en 45-46-47, 
      et je n’ai jamais complètement rompu avec, mais enfin je ne milite plus 
      comme avant – , chacun avait de l’anarchie une idée tout à fait 
      personnelle. C’est d’ailleurs ce qui est exaltant dans l’anarchie : c’est 
      qu’il n’y a pas de véritable dogme. C’est une morale, une façon de 
      concevoir la vie, je crois… 

      BREL : …Et qui accorde une priorité à l’individu ! 

      FERRÉ : C’est une morale du refus. Car s’il n’y avait pas eu au long des 
      millénaires quelques énergumènes pour dire non à certains moments, nous 
      serions encore dans les arbres ! 

      BREL : Je suis entièrement d’accord avec ce que dit Léo. Cela dit, il y a 
      des gens qui ne se sentent pas seuls ni inadaptés et qui trouvent leur 
      salut collectivement. 

      BRASSENS : Bien sûr. En ce qui me concerne, je ne désapprouve jamais rien, 
      les gens font à peu près ce qu’ils veulent. Je suis d’accord ou je ne suis 
      pas d’accord, c’est tout. Parce que j’avais dit ça, on m’a souvent 
      reproché de ne pas vouloir refaire la société. C’est que je ne m’en sens 
      pas capable. Si j’avais des solutions collectives… 

      BREL : Mais qui, qui a la solution collective ? 

      BRASSENS : Il y en a qui prétendent l’avoir. Mais dans le monde actuel, il 
      n’y en a pas beaucoup qui semblent la détenir… [rires] Moi, je ne sais pas 
      ce qu’il faut faire. Si je le savais, si j’étais persuadé qu’en tournant à 
      droite ou à gauche, en faisant ceci ou cela, le monde allait changer, je 
      la sacrifierais ma petite tranquillité ! Mais je n’y crois pas tellement… 





- Léo Ferré ? 

      FERRÉ : Moi je suis moins lyrique que lui… 

      BRASSENS : …Toi, Léo, tu es complètement désespéré ! 

      BREL : Il y a un phénomène d’impuissance aussi, qui est absolument 
      affreux, quoi… 

- Vous avez donc vraiment l’impression de ne rien pouvoir faire ? 

      BRASSENS : Non, je fais quelque chose auprès de mes voisins, de mes amis, 
      dans mes petites limites. Je pense d’ailleurs que c’est aussi valable que 
      si je militais quelque part… Ne pas crier haro sur le baudet, c’est une 
      forme d’engagement comme une autre. 

      FERRÉ : Je trouve que Georges, dans son cœur, il milite bien plus que moi. 
      Parce que moi, je ne crois plus en bien des choses auxquelles il veut 
      croire. 

      BRASSENS : Je fais semblant, Léo. Je fais comme lorsque l’amour s’en va. 
      Je fais semblant d’y croire, et ça le fait durer un petit peu… 

      FERRÉ : Non, non. Quand l’amour s’en va, il est déjà parti depuis 
      longtemps. 

- S’il n’y a pas selon vous, de solution politique, y a-t-il une solution "mystique" ? Dieu… ou toute forme de religion ? 

      BREL : Ah ! là… c’est une autre chose ! [Eclat de rire général] Je crois 
      effectivement… 

      BRASSENS : Alors là, nous sommes plus à notre aise ! 

      FERRÉ : Oui ! Eh bien, j’ai été dans un collège religieux, j’ai servi la 
      messe pendant huit ans, j’ai été enfant ce chœur, et voilà… Je ne vais 
      plus à la messe, évidemment, depuis cette époque-là. 

      BREL : J’ai été dans un collège religieux, j’ai servi la messe. Pas huit 
      ans, un an je crois, juste le temps d’acheter un vélo avec ce qu’on me 
      donnait. 

      BRASSENS : Moi, j’ai été scout de France. 

      BREL : Moi aussi mais pas de France. J’étais scout belge ! 

      BRASSENS : Ne croyant pas, il m’est difficile de parler de Dieu… 

- Dieu, ce serait une sorte de fétichisme, à vos yeux ? 

      FERRÉ : Non, nous ne sommes pas fétichistes. Ou si… nous le sommes. Avec 
      les femmes. 

      BRASSENS : Dans une certaine mesure, oui, ça pourrait bien être une sorte 
      de fétichisme. D’ailleurs quelqu’un l’a appelé le Grand Fétiche, Dieu. 
      J’en parle beaucoup dans mes chansons, mais seulement pour que l’on 
      comprenne ce que je veux dire. 

- Avez-vous l’impression des fois que vous avez une tradition derrière vous, le folklore français, les Béranger, etc. ? 

      BRASSENS : On a derrière nous tout ce qu’on a entendu, tout ce qu’on a lu, 
      tout ce qu’on a aimé… 

      FERRÉ : Tout ce qu’on a fait ! Tout ce qui fait qu’aujourd’hui on sait un 
      peu quelque chose de notre métier. 

      BREL : Tout ce qu’on a pas fait, aussi… ça joue beaucoup. Moi, quand 
      j’écris, tout ce que je n’ai pas fait – et qui m’attire un peu – joue 
      beaucoup. 





- Pensez-vous qu’il y ait une différence entre la chanson telle que vous l’écrivez, la chantez, et la chanson "actuelle", un peu électrique, avec du mouvement, du clinquant, d’un Gainsbourg par exemple ? 

      BREL : C’est pas du clinquant, c’est du mouvement… 

      BRASSENS : Il y a des différences entre tout le monde, vous savez. Lui, il 
      cherche quelque chose. 

      FERRÉ : Il y a un parti pris, chez lui, au départ. Mais il a trouvé 
      quelque chose. C’est pas mal fait, c’est rythmiquement bien foutu. Et 
      puis, c’est un "érotomane" ; moi j’aime assez les érotomanes, parce que je 
      n’en suis pas, sans doute. Il s’en vante, d’ailleurs, ce n’est pas un 
      secret. Maintenant il a joué une carte, quoi, peut-être qu’il l’a jouée 
      consciemment… mais c’est pas mal. 

      BRASSENS : Et puis, ça correspond à sa nature, à son caractère, c’est tout 
      simple. 

- Et la pop music… Les Beatles ? Quels sentiments vous inspirent ces gens-là, cette musique-là ? 

      BRASSENS : J’aime beaucoup ça sur le plan musical. Pour ce qui est des 
      paroles, je ne comprends pas l’anglais, alors ça va tout seul. 

      FERRÉ : Comme Georges, j’aime beaucoup sur le plan musical et je ne 
      cherche pas tellement à comprendre les paroles, sauf celles d’une chanson 
      qui s’appelle "Hey Jude" et qui se termine par une chose qui n’en finit 
      plus, je voudrais bien savoir pourquoi et ce que ce la veut dire. Ce sont 
      des musiciens. 

      BREL : Moi, je suis très content que l’on rende publiques les harmonies de 
      Gabriel Fauré. Ils ont ajouté une pédale charleston aux harmonies de 
      Gabriel Fauré. C’est très faurien tout ça et je trouve très bien qu’ils en 
      aient fait une chose populaire. C’est très joli. Pour le reste, j’ai les 
      mêmes ennuis que Georges avec l’anglais, je ne sais jamais exactement de 
      quoi ils parlent, mais je crois que çà n’a pas beaucoup d’importance. 

      BRASSENS : Le tout est de savoir comment les gens les aiment. S’ils les 
      aiment profondément ou s’ils les aiment parce que c’est une mode. 

      FERRÉ : En plus, je crois que, politiquement, ce sont des gens bien. 

- Ils s’insèrent plus ou moins dans le mouvement "hippie". Que pensez-vous, précisément, de ces hippies ou des beatniks ? 

      BREL : C’est l’anarchie moderne ! Une forme de refus. C’est quelque chose 
      de nouveau et qui, en tout cas, n’a rien de guerrier, ça c’est déjà 
      sympathique. J’aime beaucoup moins les colliers et tous ces trucs-là, ça 
      me fatigue un peu. Mais ça n’a rien de violent. C’est pas mal ça, si l’on 
      songe que les gens de vingt ans sont élevés depuis toujours pour tuer… Où 
      ça se complique un peu, c’est qu’il y a un petit coup américain dedans ; 
      il y a les Hindous qui s’en mêlent aussi, on ne sait plus très bien. 

      BRASSENS : Il y a toujours un peu de snobisme aussi, les gens qui font 
      semblant de trouver ça bien… 

      BREL : Oui… mais ça a une couleur qui n’est pas vraiment antipathique. 

      FERRÉ : Vous avez la réponse, on aime beaucoup. 

- Comment réagissez-vous à la publicité ? Vous sert-elle, vous intéresse-t-elle ? 

      FERRÉ : Il faut bien qu’on sache où nous chantons. 

      BRASSENS : Quand on signe un contrat, on ne refuse pas que les gens 
      parlent de nous, évidemment. Mais il y a publicité et publicité, c’est 
      toujours pareil. 

      BREL : Il y a publicité et conditionnement. 

      BRASSENS : Quand on passe en public, on l’annonce et c’est tout. On ne va 
      pas jusqu’à faire la parade… C’était sympathique, d’ailleurs. Ca ne se 
      fait plus guère. Tu nous vois, faisant la parade ? 

      BREL : L’hiver, non. L’été, oui ! 

      FERRÉ : [à voix basse] Moi j’ai une idée. Enfin, je ne sais pas, mais je 
      leur dis ça à tous les deux. Je voudrais qu’un jour, ce serait 
      extraordinaire, qu’on choisisse les dix plus grandes salles de France, 
      tous les trois, qu’on choisisse chacun douze chansons, et qu’on fasse la 
      parade s’il le faut, puis qu’on rentre en scène, Brassens, une chanson, il 
      s’en va, Brel, une chanson, puis moi, puis Brel, puis Brassens, puis moi… 
      pendant deux heures. Voilà, c’est une idée de fou que j’ai… 

[silence] 

      BREL : C’est assez fou ! [silence] Donc j’aime assez ! 

      BRASSENS : Oui, ça n’est pas une mauvaise idée. Mais tu risquerais 
      d’emmerder les gens qui voudraient en voir d’autres aussi. Pourquoi nous 
      trois, tu comprends ? 

      FERRÉ : Eh, parce que, nous trois, enfin… Un petit syndicat, comme ça. 

      BREL : Ah, on y vient !

[rires] 

      FERRÉ : C’est quelque chose de fraternel que je dis en ce moment, 
      évidemment. Et sans aucune idée d’argent ou quoi que ce soit derrière la 
      tête. Ca me plairait beaucoup. 

      BRASSENS : Oui, on peut le faire, pourquoi pas, on n’a rien contre. On 
      pourrait le faire à l’occasion d’un truc, mais faire ça tous les jours, je 
      ne sais pas si c’est faisable. 

      FERRÉ : Non, deux ou trois fois. Ca ne serait pas mal, non ? 

      BREL : Ah oui ! Moi, dès que c’est dément, je plonge ! 






- Comment vivez-vous ? Avec des copains ? Une femme ? En compagnie d’animaux ? Comment ? 

      FERRÉ : Les gens sont toujours intrigués par nos vies. Ils voudraient 
      rentrer dans nos vies… Chaque fois que les gens sont entrés chez moi par 
      effraction sentimentale, il m’est toujours arrivé des salades abominables. 
      Il y a des gens qui se démerdent pour rentrer dans la vie des artistes… Et 
      ce sont de sales gens ! 

- C’est peut-être, en partie, parce qu’à cause de votre talent, vous êtes des hommes publics ? 

      BRASSENS : Ah oui ! Mais cela n’implique pas que je doive tout faire, tout 
      accepter, tout dire. On a quand même des droits. Les droits que personne 
      ne conteste aux autres, pourquoi nous les contesterait-on à nous ? 

      FERRÉ : Nous sommes des hommes publics, d’accord. Mais avec le métier que 
      nous faisons, nous ne pouvons pas ne pas souffrir de ça. Je vais vous 
      raconter une histoire… Chaque fois que je rencontre dans la rue une femme 
      qui vend son corps – c’est à dire une putain – , si elle me reconnaît, 
      elle ne me fait jamais l’article. J’ai longtemps cherché pourquoi et j’ai 
      trouvé : c’est parce que je fais le même métier qu’elle, parce que je 
      vends quelque chose de mon corps. Quand on est sous les projecteurs, les 
      gens payent, ils achètent un billet, ils viennent nous voir, ils attendent 
      que vous leur plaisiez ou que vous vous cassiez la gueule. De toute façon, 
      ils attendent quelque chose : c’est vous avec votre corps ! Et vous vendez 
      quoi ? Votre voix ! Eh bien, entre le dessus et le dessous, il n’y pas 
      beaucoup de différence… Voilà, pourquoi les putains ne me font pas 
      l’article quand elles me reconnaissent. Et je suis sûr que pour vous, 
      c’est la même chose… 

      BRASSENS : Tu sais, on ne va pas traîner souvent dans les endroits où se 
      trouvent les dames dont tu parles ! 

[Eclat de rire général] 

      BREL : De toute façon, en gros, elles sont aussi artistes que nous, et 
      nous sommes aussi putains qu’elles. 

      FERRÉ : Bravo ! C’est merveilleux… 

      BREL : Pour en revenir à nos petites vies, je crois que si l’on écrit, 
      c’est qu’on ne vit pas tellement. 

      FERRÉ : On vit comme tout le monde. Brassens, lui, il aime la peinture, je 
      ne sais pas quoi, le café au lait, les chats… Brel… il aime quoi ? 

      BREL : Moi ? Le travail ! N’importe quoi. J’aime travailler, [rire] c’est 
      mon vieux vice ! 

      BRASSENS : Vous prenez la vie de n’importe qui, c’est la nôtre, quoi. 
      Chacun a ses tics, ses manies, ses habitudes. 

- Quelle place tient la femme dans votre vie ? 

      BRASSENS : Ca, c’est une autre histoire ! 

[rire de Brel] 

      FERRÉ : On est tous logés à la même enseigne. 

      BREL : Je crois qu’on a tous les trois répondu ! [rires] 

      BRASSENS : Oh, la femme, c’est un être charmant quand elle s’en donne la 
      peine, et pénible sans s’en donner la peine ! [rires] 

      BREL : Moi je crois que la femme est un être qui se donne toujours et de 
      toute façon beaucoup de peine… Mais l’homme aussi ! [rires] 

- Qu’est que vous appréciez chez une femme ? 

      BRASSENS : [silence] Ca dépend de ce qu’on attend… 

      BREL : …Ce qu’on espère ou ce qu’on redoute. 

      BRASSENS : C’est tout simple ; un type rencontre une femme, il est 
      amoureux d’elle, ça dure deux mois, deux ans, vingt ans et puis c’est 
      tout. C’est comme pour tout le monde. Là aussi c’est pareil… 

- Pensez-vous que la femme soit capable d’apporter quelque chose d’important à l’homme ? L’équilibre, par exemple ? 

      FERRÉ : Non ! 

- Pourquoi ? 

      FERRÉ : [silence] Parce que. 

      BRASSENS : Je pense que nous sommes, nous trois, des types qui, sur le 
      plan de l’équilibre, pouvons nous passer de femme. Sur un autre plan, non. 
      A-t-on besoin tellement d’équilibre d’ailleurs ? Peut-être qu’on n’en a 
      pas besoin. [rires] Non, une femme peut être emmerdante, une femme peut 
      être charmante, ça dépend desquelles. Ca dépend de la femme à laquelle tu 
      as affaire, de sa nature, de son caractère ou des atomes crochus qu’on a 
      avec elle… La femme en général, c’est une autre histoire. 






- Léo Ferré, lui est beaucoup plus catégorique… 


      FERRÉ : Je dis non, parce que la femme n’a de cesse qu’arrive – après
      l’amour- la tendresse, ce bâtard insoutenable de l’amour, qui fout tout
      par terre ; et qui, moi, me rend encore plus seul que tout. La tendresse,
      c’est la fin du monde… Parce qu’on est chocolat. Quand quelqu’un est
      tendre avec moi, je suis marron, je suis un esclave. Et si je suis un
      esclave je ne suis plus un homme ! Voilà, c’est tout. On n’a pas le droit
      de se foutre dans les pattes d’une bonne femme qui vous tient en laisse !

      BREL : Moi, je suis trop jeune pour parler de tout ça ! [rires] 

      BRASSENS : Je crois que sur le plan de notre vie de chanteur, nous n’avons
      pas tellement besoin des femmes ; nous en avons besoin comme tout le
      monde, vous savez bien pourquoi…

      BREL : Pour faire le marché !

      BRASSENS : L’amour est une chose difficile… D’ailleurs, vous le voyez
      bien, ça ne réussit pas tellement à la plupart des gens.

      BREL : Mais il y a très peu de gens qui sont faits pour l’amour, très peu…

      BRASSENS : Bien sûr. La plupart des gens, si on ne leur en avait pas
      parlé, ils n’y auraient pas même pas pensé !

      BREL : C’est une invention de la littérature de la Renaissance, enfin…

      BRASSENS : Et puis, il ne faut pas oublier que la vie sexuelle a de
      l’importance chez les individus. C’est même l’une des choses les plus
      importantes, après…

      FERRÉ : L’amour, c’est une chose instantanée. C’est l’histoire du rêve
      familier de Verlaine, ou de la passante de Baudelaire… Il faudrait pouvoir
      faire l’amour – je dis cela en toute quiétude, sans aucune mauvaise pensée
      – avec une femme instantanément. Et ça c’est pas possible. Et pourtant,
      parfois, il vous est arrivé de rencontrer une fille dans la rue, avec qui
      vous auriez fait l’amour immédiatement. Mais ça n’est pas possible ; il y
      a dix mille tabous autour de ça…

      BREL : On est tous les trois beaucoup trop féminins pour apprécier
      follement les femmes…

      FERRÉ : On est, finalement, toujours exploités par les femmes !

      BREL : Ah non ! non ! Moi qui ai une réputation de misogyne, je ne suis
      pas de ton avis. Je suis relativement misogyne, mais je ne trouve pas que
      toutes les femmes exploitent tous les hommes.

      FERRÉ : J’aime bien le "relativement" ! Explique-moi ce que ça veut dire
      "relativement misogyne"…

      BRASSENS : Moi, je ne suis pas du tout misogyne. Une femme me plaît, elle
      me plaît. Une femme ne me plaît pas, elle ne me plaît pas, ça ne va pas
      plus loin. Ce n’est pas un parti pris.

      FERRÉ : Mais misogyne, ça ne veut pas dire ça.

      BRASSENS : Oui… c’est plutôt le type qui se méfie des femmes.

      BREL : C’est ça, je suis méfiant. Je ne crois pas tout leur baratin.

      BRASSENS : Oui, mais, d’un autre côté, sont-elles vraiment responsables,
      les femmes ?

      BREL : Non pas du tout. C’est pour cela que je dis " relativement misogyne
      ". Elles sont élevées comme ça, souvent, avec cet instinct de propriété
      dans l’amour… Mais comme nous, nous sommes élevés aussi d’une certaine
      façon.

      FERRÉ : Vous savez, moi, je crois que l’homme est un enfant, alors que la
      femme n’est pas un enfant. Voilà.

- Avez-vous le sentiment, tous les trois, d’avoir bien… ou très bien " réussi votre vie " ? 

      BREL : Elle n’est pas encore finie !

      BRASSENS : On verra ça à la fin. Peut-être que ça va mal finir ?
      Jusque-là, on a fait à peu près ce qu’on a voulu, comme on disait tout à
      l’heure.

      FERRÉ : On est libre. On fait ce que l’on veut, tout de même…

      BRASSENS : Ecoutez, faire des chansons, les chanter en public, et avoir le
      plaisir de voir que le public les accepte et les reçoive, c’est quand même
      pas mal. Il y a de quoi être content, oui.





                                                                                                                                   Propos recueillis par
       François-René CRISTIANI et Jean- Pierre LELOIR 


8 commentaires:

  1. La seule chose qui me console de la disparition de ces trois immenses génies, c'est qu'aujourd'hui, on a Vincent Delerm.

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  2. je me demande si je ne connaîtrais pas cet(te) anonyme !! J'ai failli en boire ma cigarette & fumer ma bière...
    ps- se pourrait-il que dans un proche avenir, je modère les commentaire afin d'éviter de telles attaques personnelles ?

    BOF

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  3. Il faut rendre à Plasson ce qui appartient à Plasson. Alors arrêtez de profaner la mémoire de ces trois génies, en mélangeant les bières et les cigarettes, les grands génies et les faux mimes.

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  4. Je hais toute forme de modération, que ce soit celle des commentaireS, ou celle en rapport avec la consommation de bière...
    Hélas, mon anonymat a fait long feu, on dirait.

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  5. un long feu sans fumer en l'occurrence. Le "s", je mets ça sous le coup de l'émotion, sinon pardonnable, ceci est facile à comprendre
    (quand on connait mon hyper sensibilité ; fumer ma bière, c'est peut-être plus toxique que le tabac, le houblon, je penserai à me renseigner)

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  6. "Bien sûr, tu peux fumer des plantes pectorales ou sédatives genre lavande, houblon, absolument idéales pour dormir et se calmer.

    Evidemment ^^"

    in http://www.doctissimo.fr/ (santé & bien être)

    j'aurais dû
    ...

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  7. En revanche, je te déconseille l'inverse : Saint-Simon rapporte qu'un Prince voulant faire "une farce" à un poète vida sa tabatière dans son verre de vin. Le poète en question mourut dans d'atroces souffrances... (oui, je lis Saint-Simon en ce moment, une lubie estivale comme une autre.)

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  8. tiens, Prince, je croyais que c'était des biscuits fourrés, qui certes participent de la mort, mais en la faisant passer en douceur... Les publicitaires sont bien menteurs, enfin, St Simon n'est peut-être pas, là-bas sous-terre au-delà de tout soupçon. Car l'atroce souffrance de cette mort, je ne la conteste pas, mais qui nous en donnera la véritable cause. Car ce prince monstrueux (couper ainsi du vin ! & pourquoi pas avec de l'eau non plus )& plaisantin (la blague n'était pas à tabac) oublia sans doute de parler de l'arsenic qu'il avait fait mettre dans le potage.

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